47

 

 

 

Rien n’avait changÉ à l’intérieur du Chaudron. La Mort n’était pas une étrangère, dans ces montagnes ; Canrif et Ylorc avaient servi de cadre à de nombreuses veillées funèbres ayant succédé à une retraite amère, et on y trouvait maints lieux où avaient été fomentés des massacres. Mais c’était la première fois qu’Achmed échafaudait dans la semi-pénombre des plans destinés à assurer le salut de quelqu’un.

Il abordait inconsciemment la question de la même manière qu’il eût projeté un assassinat. Il passait en revue les divers éléments de l’affaire, les détails les plus insignifiants de ce qui s’était produit, la poursuite, l’affrontement, l’emplacement des blessures, l’importance de l’hémorragie. Il tentait de reconstituer le puzzle de la survie de Rhapsody de la même manière qu’il eût planifié une attaque.

Sans arriver au moindre résultat.

Grunthor approcha le plus discrètement possible de la porte avant de frapper doucement. N’obtenant aucune réponse, il poussa le battant et entra.

Seules les lueurs négligeables de quelques bougies parfumées brûlant dans un angle de la pièce, à l’opposé du lit, rompaient l’obscurité ambiante. Il y avait aussi la luminescence changeante des bouteilles disposées çà et là. Grunthor referma le panneau, s’intéressa aux papillotements du récipient dont il s’était muni puis alla finalement vers Achmed installé dans le fauteuil tiré juste à côté du lit, un siège qu’il n’avait pratiquement pas quitté depuis quatre jours.

« M’sieur ?

— Hum ?

— J’vous ai apporté des lucioles. Celles-ci doivent commencer à en avoir assez. »

Achmed resta silencieux.

« Du nouveau ?

— Non. »

Grunthor regarda Rhapsody sans pouvoir déterminer si elle dormait, demeurait inconsciente, ou même si elle vivait encore. Son teint habituellement rose était aussi blanc que la nacre du coquillage qu’il avait autrefois ramassé au bord de l’océan, et il la trouvait minuscule dans ce grand lit. S’il s’était fréquemment moqué de sa petite taille, cette caractéristique avait été amplement compensée par sa force musculaire et sa vitalité. Alors qu’elle paraissait désormais aussi chétive et vulnérable qu’une enfant.

Il baissa les yeux sur son ami et souverain qui avait enfoui son visage entre ses mains. Une vieille histoire lui revint à l’esprit, le récit d’un Bolg qui se postait sur le seuil de la porte séparant la Vie de la Mort pour empêcher un de ses camarades de quitter ce monde. La fin était tragique.

Achmed changea de position sur son siège. « Des nouvelles d’Ashe ?

— Pas encore, m’sieur. »

Le Dhracien cala son menton dans sa paume, sans rien ajouter Grunthor se mit au repos.

« Voulez-vous que je vous remplace pour veiller sur elle ? Ça me ferait plaisir et vous pourriez dormir un peu. »

Achmed s’inclina en arrière et croisa les bras, sans se donner la peine de répondre.

« Ce sera tout, m’sieur ?

— Oui. Bonne nuit, Grunthor. »

Le géant posa la bouteille sur la pierre qui servait de table de chevet, avant de se pencher sous le lit pour retourner les pierres chaudes qui tempéraient la pièce. Achmed avait insisté pour que les lieux bénéficient de lumière et de chaleur sans que la cheminée soit allumée pour autant, car il craignait que la fumée ou les émanations acides de la tourbe n’aient un effet néfaste sur Rhapsody.

C’était Grunthor qui avait pensé aux lucioles et ordonné à ses soldats d’aller en ramasser. Il s’agissait en ce début d’automne d’une tâche ingrate, proche d’une corvée, et voir ces monstres en cottes de mailles battre la campagne avec des bruits de ferraille pour sauter sur les insectes voletants et les placer dans des bouteilles eût probablement fait rire Rhapsody, si elle avait pu assister à la scène. Grunthor déposa un baiser sur son front en se redressant, avant de quitter la chambre sans rien ajouter.

Achmed continua de la surveiller dans un profond silence. Une heure plus tard, à quelque chose près, les médecins firbolgs arrivèrent avec leurs herbes et potions médicinales, de nouvelles pierres chaudes et des brassées de carrés de mousseline qui serviraient de nouveaux bandages. Ce fut comme toujours avec discrétion et respect qu’ils exécutèrent leurs tâches puis repartirent le plus rapidement possible.

Achmed attendit leur départ avant de dévêtir Rhapsody et laver ses blessures, renouveler ses pansements et lui enfiler une chemise de nuit propre. L’ironie de la situation le fit grimacer. La voir perdre son temps à prodiguer des soins aux Firbolgs, imbiber des compresses d’extraits de plantes pour juguler l’infection, soulager leurs souffrances par ses chants… tout cela l’avait tant irrité ! C’était à présent aux méthodes qu’elle leur avait enseignées qu’elle devait probablement sa survie.

Il se pencha pour laisser reposer son front entre ses mains et contempler les vaguelettes dorées de ses cheveux étalés sur l’oreiller, comme la mer sous le soleil d’été. Un souvenir s’imposa à lui, contre sa volonté… Il se remémorait le premier de leurs nombreux accrochages au sujet des soins qu’elle administrait.

Eh bien, voilà une façon fort constructive d’employer votre soirée ! avait-il marmonné. Je suis convaincu que les Firbolgs sauront apprécier votre dévouement et vous rendre tout cela au centuple, si vous en avez un jour besoin.

Que voulez-vous dire par là ?

Je tente de vous faire comprendre que vos efforts ne seront jamais payés de retour. Qui chantera pour vous, le jour où vous serez blessée ou malade ?

Mais vous, voyons !

Il s’agissait de souvenirs cocasses qui depuis avaient perdu tout caractère amusant. Il se rappelait l’aspect de ses yeux dans le noir, le sourire qu’elle lui avait adressé comme si l’avenir lui avait été révélé. Mais vous, voyons !

Il plaça ses doigts sur son poignet, puis son cou, pour y chercher son pouls et constater qu’il n’avait repris aucune vigueur. S’il le perçut, il lui parut très faible.

Lui et Grunthor s’étaient dirigés vers Sepulvarta, le lieu de soins le plus proche de celui où ils avaient affronté le Rakshas. Les habitants de la cité avaient été saisis d’effroi lorsqu’on leur avait signalé que deux cavaliers firbolgs gravissaient la colline au galop en direction du presbytère, avec une agonisante dans les bras du moins corpulent des deux.

Les prêtres n’avaient pu la ranimer. Même le Patriarche – qu’ils avaient sorti de sa cellule de l’hospice et porté jusqu’à eux – n’avait pu améliorer son état. Le désespoir du vieil homme révélait qu’il aurait probablement pu la sauver s’il avait toujours eu sa bague à sa disposition, et Achmed maudit Ashe en silence. Les soins des religieux leur permirent tout juste de la ramener, inconsciente et fragile, jusqu’à Ylorc. Les guérisseurs qu’Achmed avait fait mander dans les contrées environnantes se contentèrent de le préparer avec ménagements au pire avant de s’éclipser en hâte, sans exception, pour fuir sa réaction.

« Allez, Rhapsody ! » La frustration crispait ses mâchoires. « Prouvez-le à tous ces imbéciles… Démontrez-leur que vous n’êtes pas une fragile courtisane, que nous savons tous deux de quoi vous êtes capable. »

Il caressa sa chevelure soyeuse puis fit reposer sa tête au creux de son coude. Pendant que la faible clarté décroissait plus encore, il revit son visage contusionné et ensanglanté par son premier combat le long de la Racine, ses yeux qui miroitaient sous la sombre clarté du chemin qui traversait la Terre, lorsqu’elle avait appliqué le bandage imprégné d’épices sur son poignet et fredonné en manquant d’assurance son premier chant de guérison.

La musique n’est qu’une carte qui permet de se guider parmi les vibrations qui constituent le monde. Il suffit de disposer d’un plan assez précis pour se rendre partout où l’on souhaite aller.

Achmed se dirigea vers le lit et s’assit près d’elle en veillant à ne pas l’incommoder. Il laissa sa tête reposer sur sa poitrine, pour percevoir les battements de son cœur, les marées de sa respiration. Il étudia son visage sous des angles divers pour y chercher une réapparition des couleurs, des points où la chair flasque avait retrouvé ses courbes initiales. Avec méticulosité, il suivit des doigts les cernes creusés par l’hémorragie, pour s’arrêter sur la mèche de cheveux rebelles qui s’incurvait sur le côté de sa joue.

« Rhapsody, fit-il d’une voix solennelle. Je n’ai que deux amis entre deux mondes, et je ne vous permettrai pas d’y changer quoi que ce soit. »

Qui chantera pour vous, Rhapsody ?

Mais vous, voyons !

Le rituel employé pour paralyser et réduire le Rakshas en servage était l’unique chant qu’il avait jamais interprété. Il s’était élevé des profondeurs de son ventre, pour bourdonner dans les ventricules de son cœur et ses sinus et finir par se répandre hors de son être. Il n’avait pas composé cette mélodie, elle avait été écrite au temps Jadis, lors de la conception de son peuple. La Grand-Mère lui avait transmis ses secrets, appris comment les utiliser. Ce n’était qu’en mettant ces choses en pratique qu’il en avait assimilé les mécanismes.

Tout reposait sur une dualité. La vieille mélodie et son rythme servaient d’appât pour la facette démoniaque du F’dor, le retenant contre sa volonté sur le seuil séparant la Terre des Enfers dans lesquels il voulait se réfugier.

Mais l’hôte humain était vulnérable aux sons, lui aussi ; les vibrations attiraient le sang vers son cerveau, entraînant sa dilatation. Étant d’origine artificielle, le Rakshas n’était pas à proprement parler vivant. Dans le cas contraire il aurait été asservi, un esprit démoniaque occupant le corps d’un hôte humain, et la situation aurait été radicalement différente. Si Ashe se retrouvait seul face à un tel être et pouvait poursuivre assez longtemps le rituel de Servitude, l’afflux de sang finirait par provoquer l’explosion de la tête de son adversaire. C’était l’unique chant qu’il connaissait pour tenter de guérir Rhapsody, mais il craignait qu’il ne lui soit fatal.

Vous savez, Grunthor, rien ne vous empêche de participer vous aussi à l’œuvre de guérison. Vous aimez chanter.

Vous méprisez les paroles de mes chansons, mam’zelle. Elles sont pour la plupart plus menaçantes que réconfortantes, si vous saisissez le fond de ma pensée. Et je doute que quelqu’un puisse un jour me prendre pour un Chanteur. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais appris ces choses.

La douceur présente dans les yeux de Rhapsody s’était parée d’un éclat comparable à celui de son sourire.

Le contenu n’y change rien. Peu importe le chant, le tout c’est… la confiance que vous inspirez. Les Bolgs ont pris l’engagement de vous obéir. Vous êtes leur version de « l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance » et, dans un certain sens, c’est un nom qu’ils vous ont attribué. Ce que vous chantez est secondaire dès l’instant où vous vous attendez à les voir se rétablir. C’est nécessairement ce qui se produira.

J’ai toujours affirmé qu’Achmed en fera un jour autant pour moi.

Achmed jura à mi-voix, dans toutes les langues qu’il connaissait. « Vous avez tout manigancé, pas vrai ? Arriver à vos fins justifiait-il de prendre de tels risques ? J’aurais dû vous laisser vous vider de votre sang. Vous l’auriez bien mérité, pour ce que vous m’imposez de faire. » Ce fut d’une main tremblante qu’il éloigna tendrement la mèche de son visage.

Mais vous, voyons !

La fleur fanée s’était gorgée d’humidité et délovée dans sa paume, alors qu’elle chantait l’appel inarticulé de son nom. C’est une des tâches des Baptistrelles. Il n’y a rien, ni concept ni loi, qui soit aussi puissant qu’un nom donné. Nos identités doivent s’y plier. C’est l’essence de ce que nous sommes, ce qui peut à l’occasion nous permettre de redevenir tels que nous étions, quelles que soient les altérations subies.

Achmed soupira. Elle l’avait contraint à agir ainsi sans qu’il s’en rende compte. Elle lui avait remis la clef de son propre salut pendant qu’il la tournait en dérision. Que cela lui plaise ou non, elle avait fait de lui son futur guérisseur.

Il regarda furtivement de toutes parts puis, après s’être assuré qu’il était seul, il se racla la gorge et tenta d’émettre un son musical… sans y parvenir. « Maudite hrekin ! C’est une idée vraiment géniale que vous avez eue là ! marmonna-t-il en la foudroyant des yeux. Réclamer une chose pareille à quelqu’un qui n’a chanté qu’une seule fois de toute son existence. Pourquoi ne pas adresser cette requête à un caillou ? Vos chances de voir cette demande satisfaite auraient été plus grandes ! »

Il explora ses souvenirs, à la recherche d’une autre mélodie.

Le chant de marche obscène que Grunthor utilisait pour faire avancer les jeunes recrues au pas lui revint à l’esprit, tirant de ses lèvres un sourire. Rhapsody et Jo l’avaient souvent repris en se moquant de la voix de basse du sergent. Son sourire s’effaça aussi rapidement qu’il était apparu à la pensée de cette enfant des rues qui gisait, livide et sans vie, dans la chambre silencieuse qui avait été sa seule véritable demeure. Son cadavre ressemblait tant au corps de Rhapsody qu’il en avait les mains moites.

Il avait tué trop de gens au cours de son existence pour se laisser encore impressionner par la mort. Comme Grunthor, il avait été souvent confronté à son propre trépas sans paniquer pour autant. Ils connaissaient les règles du jeu auquel ils participaient.

Mais ce qui se déroulait à présent était très différent. Achmed aurait voulu hurler. Il avait tenu les blessures de Rhapsody fermées pendant qu’ils filaient au triple galop vers Sepulvarta, guidant sa monture uniquement par des pressions des genoux. La terreur ressentie à l’idée de la perdre n’avait surpris que lui. Lui adresser un chant était un prix dérisoire à payer, si cela lui permettait de ne pas franchir la Porte de la Vie.

Il inhala à pleins poumons. D’une voix hachée modulée par un vibrato de plus en plus accentué et rythmé par des percussions fricatives, il improvisa un chant dont nul n’aurait pu préciser l’origine ou la signification. Dans un monde où les crissements d’un éboulement de terrain équivalaient aux murmures d’une berceuse et où les craquements d’une charpente pouvaient apaiser la plus grande des colères, sans doute aurait-on pu le qualifier d’harmonieux. Trois voix s’élevaient d’un seul homme, dont une incisive et rapide et une autre grave comme la vibration d’une note que la distance rendait inaudible… mais il y avait cette fois des paroles.

 

Mo haale maar, la voici qui s’en va tout là-haut,

Le monde des étoiles devient un monde d’os.

Chagrin, perte et souffrance, tels sont tous les tourments

De mon cœur éprouvé, mes larmes sont de sang.

Pour stopper la torture, je m’en vais tout là-bas,

Mes anciennes terreurs me ramènent chez moi.

 

Rhapsody s’agita et gémit. Puis il sentit de petits doigts calleux effleurer sa main, et elle inhala comme s’il s’agissait d’un exploit surhumain.

« Achmed ?

— Oui ?

— Continuerez-vous de chanter jusqu’à mon complet rétablissement ? s’enquit-elle d’une voix qui n’était qu’un murmure.

— Oui.

— Achmed ?

— Quoi ? »

Il se pencha vers elle, pour entendre les mots.

« Je me porte bien mieux.

— Si c’est tout ce que vous trouvez à dire, votre rétablissement laisse à désirer, dit-il en souriant de cette boutade. Mais je constate que vous êtes toujours aussi ingrate. Vous pourriez au moins remercier celui qui vous a rendu le goût de vivre.

— C’est en effet ce que vous venez d’accomplir. » Puis elle ajouta, au prix d’un autre effort : « Après m’avoir donné un avant-goût de ce qu’est le Monde d’En-Bas… »

Achmed rit, soulagé. « Vous le méritiez amplement. Je vous souhaite un bon retour parmi les vivants, Rhapsody. »

 

Le lendemain, à la tombée de la nuit, Grunthor vint la prendre précautionneusement dans ses bras pour la porter jusqu’à la lande. Achmed l’y attendait, à côté du bûcher funéraire. Le sergent la soutint pendant que le roi firbolg dégainait Clarion l’Étoile du Jour puis l’aidait à la tenir à bout de bras.

Privée de forces, Rhapsody baissa les yeux sur la silhouette enveloppée d’un linceul qui reposait sur le tas de bois également blanc de gel, puis elle scruta le ciel nocturne à la recherche d’une étoile à invoquer.

Si tu trouves ton étoile-guide, tu ne t’égareras jamais. Jamais.

Elle en repéra une qu’elle connaissait, Prylla, une étoile du soir révérée par les Lirins de sa contrée natale. Elle portait le nom d’une déesse des bois des anciens mythes, la Fille du Vent, connue pour avoir confié ses chants au vent du nord dans l’espoir de recouvrer un amour perdu. Seuls les éléments lui avaient répondu, mais Rhapsody trouvait des similitudes poignantes entre cette histoire et celle de Jo. Elle vida son esprit du mieux qu’elle le put avant de brandir l’épée vers le ciel et de prononcer le nom de cette étoile.

Le coteau fut illuminé par une clarté plus vive que tout ce qui lui avait été donné de voir, une onde de blancheur qui les aveugla et se propagea jusqu’à la gorge. Elle caressa le flanc des montagnes et les nimba d’une splendeur encore plus grande que celle du soleil couchant. Puis une flamme plus chaude que les feux du noyau de la Terre s’abattit en rugissant sur le bûcher funéraire, et il se produisit au cœur des bouts de bois une explosion de flammes qui grimpèrent en dansant vers le ciel. De la fumée tournoya avec le vent pour aller se dissiper sous la voûte étoilée.

Rhapsody chanta, d’une voix guère plus forte qu’un murmure, le nom de sa sœur et les premières notes du Chant du Passage des Lirins avant de devoir s’interrompre, faute d’avoir la force de continuer. Mais elle avait accompli le rite, elle le savait. Jo était déjà dans la lumière.

Les Trois se dressaient côte à côte et regardaient les flammes emporter leur amie. Les cendres s’élevaient dans l’air et les vents s’en emparaient, pour les disperser sur la lande et les montagnes, en dessinant des spirales blanchâtres évoquant des tourbillons de flocons de neige qui montaient se perdre dans les ténèbres.

 

Son rétablissement fut spectaculaire. Ils pouvaient constater chaque jour ses progrès. Elle redevenait telle qu’elle avait été, même si ses yeux manquaient singulièrement d’éclat. Assis au bord de son lit, Grunthor lui débitait les plaisanteries grivoises et les histoires salaces qui l’avaient tant amusée par le passé. Mais si tout cela lui arrachait encore quelques sourires, ce n’était plus pareil. Son âme cicatrisait moins vite que son corps.

Achmed s’inquiétait à son sujet. Il avait des difficultés à suivre n’importe quel raisonnement et son humeur était massacrante, comme le démontrait la circonspection dont savaient devoir faire preuve ses soldats et ses gardes à l’intérieur du Chaudron. Ils échangeaient des murmures et prenaient soin de ne pas s’invectiver ou s’exprimer d’une voix forte, car ils n’étaient pas près d’oublier la colère de leur seigneur de guerre quand leurs joyeuses boutades avaient réveillé la Première Dame. Les représailles avaient été telles que la consigne s’était rapidement répandue dans toute la Montagne, et Grunthor n’avait à aucun moment disposé d’autant de volontaires pour des missions de reconnaissance à l’extérieur des Dents.

Les deux amis de Rhapsody respectaient sa vie privée, ils ne tentaient jamais de s’informer de ses sentiments en lui posant des questions sur son bien-être. Ils connaissaient les causes de ses souffrances mais ignoraient quoi faire. Leur présence était pour elle une source de réconfort. Achmed décida de lire toutes les données disponibles et d’étudier les innombrables manuscrits stockés dans les chambres fortes de Gwylliam. Il les consultait dans sa chambre une fois la nuit tombée, pendant qu’elle triait des plantes ou composait un morceau de musique. Ils se sentaient tous deux parfaitement à leur aise dans le cocon du silence de l’autre.

Rhapsody rencontra par hasard Grunthor en regagnant sa chambre pour y prendre des effets de rechange. Elle avait recouvré des forces suffisantes pour se déplacer sans assistance sur de courtes distances, et elle cherchait sa clef lorsqu’elle entendit un bruit dans la chambre de Jo, de l’autre côté du couloir.

Elle gagna sa porte, qu’elle ouvrit discrètement, pour lorgner dans la pénombre et découvrir le géant assis sur le lit, le menton calé entre les paumes et l’air déconcerté. Caisses et sacs éparpillés sur le sol indiquaient qu’il était venu faire un peu de ménage, sans doute pour épargner cette corvée à Rhapsody, mais il n’avait trouvé là aucun désordre. Tous les biens personnels de Jo avaient disparu, comme si l’enfant des rues avait fait place nette de tous ses souvenirs. Il leva les yeux sur Rhapsody quand elle entra puis vint vers lui pour l’étreindre. La tête de la jeune femme atteignait à peine son épaule, même lorsqu’il n’était pas debout comme à présent.

« J’sais pas ce qui s’est passé, ma belle. J’ai comme l’impression qu’on l’a perdue il y a longtemps, sans seulement s’en rendre compte. »

Rhapsody se contenta de hocher la tête et de le serrer avec force.

 

Leur gêne fut finalement dissipée par une prise de conscience qui les angoissa. Achmed passa en pleine nuit s’assurer qu’elle n’avait besoin de rien et il la trouva assise dans un angle de sa chambre, les bras refermés autour de sa taille et le regard rivé sur le plafond. Il approcha lentement en longeant le mur pour venir s’asseoir près d’elle, à même le sol, et attendre sans mot dire. Elle finit par se tourner vers lui et établir un contact oculaire, après quoi elle ferma les paupières et demanda :

« Croyez-vous qu’elle était enceinte ?

— Je l’ai vue la veille de sa mort et ses vibrations m’ont paru inchangées, répondit Achmed. Je ne peux rien affirmer, mais j’en doute. »

Rhapsody opina puis baissa les yeux sur ses genoux qu’elle avait ramenés contre elle. « Oelendra a autrefois déclaré que les F’dors étaient des experts en manipulation et qu’ils consacraient l’éternité à chercher des moyens d’étendre leur puissance.

— C’est, jusqu’à preuve du contraire, la stricte réalité.

— Et la prophétie concernant le F’dor – l’hôte non invité – veut qu’il ne se "liera à personne qui a porté ou engendré un enfant, ce qu’il ne pourra pas non plus faire sous peine de voir ses capacités se diluer plus encore". C’est bien cela ?

— Oui.

— Elynsynos a précisé que les Premiers Nés, les cinq races les plus anciennes parmi lesquelles on compte tant les dragons que les F’dors, exercent un contrôle absolu sur leur procréation. »

Achmed pensa à Ashe mais garda pour lui le commentaire désobligeant qui lui venait aux lèvres. « Cela doit être pour eux une décision mûrement réfléchie, car se doter d’une descendance qui les rend en quelque sorte immortels risque en effet de les affaiblir. Que pourrait faire un F’dor pour se prémunir contre sa mortalité sans pour autant perdre des forces ? Comment s’y prendrait-il ? »

Achmed sut aussitôt où elle voulait en venir. « Il ferait le nécessaire pour se perpétuer sans y participer personnellement. »

Rhapsody hocha la tête, les yeux brillants. « Le Rakshas. Il n’utilisait pas le viol que pour semer la terreur et lier à lui des âmes. Il avait également pour mission d’engendrer de nouveaux hôtes pour ce démon. »

 

« Z’êtes pas au mieux de votre forme, duchesse. Vous devriez pas remonter à cheval. »

Rhapsody se pencha pour déposer un baiser sur la joue verdâtre du géant. « Tout se passera bien. Achmed m’accompagne et je n’aurai qu’à faire appel à lui à la moindre défaillance. » La jument que le géant tenait par les rênes et la bride piaffa d’impatience. La Chanteuse lui adressa posément quelques mots, pour la calmer.

« Nous ne resterons pas absents très longtemps, déclara Achmed en enfourchant la monture amenée par le maître palefrenier. Si cela doit déboucher sur une poursuite, nous reviendrons prendre les dispositions qui s’imposent. »

Grunthor et Achmed échangèrent un regard. Veillez sur elle, demanda silencieusement le géant. Le roi firbolg acquiesça de la tête.

« Alors, où se trouve cette Rhonwyn ?

— Dans une abbaye de Sepulvarta, répondit Rhapsody en voyant le palefrenier inspecter sa selle puis tendre la sous-ventrière. À une dizaine de jours de cheval d’ici, au nord de Sorbold, de l’autre côté de Bethe Corbair. Revenir dans moins de trois semaines sera facile.

— Facile pour vous, marmonna le Bolg. J’peux jamais n’amuser, moi ! J’dois rester ici pour servir de bonne d’enfants. »

Achmed lui sourit. « Essaie de ne rompre aucun traité pendant mon absence. » Il fit claquer sa langue à l’attention de sa monture et les deux voyageurs s’éloignèrent dans la plaine orlandaise, en direction de Sepulvarta.

Prophecy, Deuxième Partie
titlepage.xhtml
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_000.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_001.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_002.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_003.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_004.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_005.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_006.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_007.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_008.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_009.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_010.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_011.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_012.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_013.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_014.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_015.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_016.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_017.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_018.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_019.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_020.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_021.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_022.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_023.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_024.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_025.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_026.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_027.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_028.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_029.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_030.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_031.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_032.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_033.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_034.htm
Haydon, Elizabeth [LaSymphonieDesSiecles4]Prophecy, 2eme partie_split_035.htm